La troisième voie : une ligne de jeu hypnotique

Cet article est signé par Guy Dupont, qui vient de publier Promenade dans le jardin du squeeze, un ouvrage consacré à l’un des coups les plus subtils et enivrants du bridge. Guidé par les réflexions espiègles de Mazette, chien-philosophe iconoclaste et expert malheureux, Guy nous entraîne dans les méandres techniques et poétiques de ce thème fascinant.

Cet ouvrage, diffusé par Bridge Plus, prolonge son goût pour la pédagogie inspirée, l’humour fin et l’exploration minutieuse des mécanismes du jeu. C’est dans cet esprit qu’il nous livre aujourd’hui cette analyse de haut vol.

Au hit-parade des commentaires d’après séance, cette donne du deuxième tour du Top 16, le principal championnat français par équipes, tenait la vedette. Prenez la place de Jérôme Rombaut, en Sud, associé à son fils Léo (22 ans) :

Nord donneur, Nord-Sud vulnérables

(1)Trois cartes à Pique, dans une bonne ouverture.

Ouest entame du Roi de Cœur ?

Votre plan de jeu ? Que vous ont appris les enchères ?

Qu’Ouest détenait la quasi-totalité des points manquants, après son enchère de 1SA. Est pourrait posséder tout au plus le Valet de Cœur, ou, très exceptionnellement, la Dame de Carreau. Mais pas la Dame de Pique, affichée comme un arrêt, après l’annonce à SA. Ouest détient également très probablement quatre cartes à Cœur, pour avoir soutenu au palier de trois son partenaire (qui pourrait avoir une main blanche). Un indice pourrait le confirmer, selon la signalisation d’Est sur l’entame.

Dès lors, on imagine volontiers en Ouest une distribution 4-3-3-3 (avec quatre cartes à Cœur), ou encore 4-4-3-2. Donc, avec une éventuelle seconde couleur quatrième. Le danger serait qu’elle soit à Pique (possible, après son intervention à 1SA) ou encore à Trèfle (couleur dans laquelle on sait qu’il possède le Roi).

Après avoir pris l’entame de l’As de Cœur, le gros de la troupe a généralement opté pour deux lignes de jeu qui n’étaient pas sans danger, mais qui étaient gagnantes :

  • 10 de Trèfle laissé courir, à la seconde levée, Trèfle pour le Valet, puis As et Roi de Pique, suivis de l’exploitation des Trèfles (en défaussant un Carreau). Un maniement qui rapportait ici onze levées, avec les couleurs noires dociles. Le coup aurait toutefois chuté avec un singleton à Trèfle en Est.
  • Jouer un petit Carreau vers le Valet à la seconde levée, en espérant la Dame en Ouest. Contrat couronné de succès, non seulement avec la Dame placée, mais également grâce à la distribution 3-4-3-3 très favorable d’Ouest. Mais le coup aurait néanmoins chuté si celui-ci avait détenu quatre cartes à Pique : avec As-Dame de Carreau seconds (et trois Trèfles), il aurait encaissé ses deux levées de Carreau et son retour à Cœur aurait été mortel ; et avec As-Dame de Carreau troisièmes (et deux Trèfles), après ses deux levées de Carreau, un retour à Pique ou à Carreau, l’aurait été tout autant.

Jérôme, pour sa part, ne s’est pas engagé sur ces voies. Il a choisi de laisser passer l’entame ! Une décision qui lui ouvrait d’autres horizons, selon le choix du retour d’Ouest.

A la table, Ouest a insisté de la Dame de Cœur. C’est tout ce que souhaitait le déclarant ! Car, soudain, il devenait possible d’assurer le contrat, malgré quatre cartes à Pique ou à Trèfle en Ouest, ou même avec la Dame de Carreau en Est !

Le retour à Cœur fut soigneusement coupé du Roi de Pique, suivi par As et 10 de Pique, croqué du Valet et pris de la Dame par Ouest, qui insista à Cœur, pour l’As. Sud encaissa alors ses deux derniers atouts, et les dix levées devinrent une formalité avec la distribution 3-4-3-3 d’Ouest.

Mais si Ouest avait détenu quatre cartes à Trèfle ? On serait parvenu à cette position :

En Ouest, nous avons soit le doubleton AD soit A10, accompagné de quatre Trèfles au Roi.

En Est, les 9 et 8 de Cœur, 3 Carreaux au 10 ou à la Dame, et le 9 sec.

Sur le 8 de Pique, Ouest défausse un Carreau (notons en passant que le contrat n’aurait pas été en danger avec quatre atouts dans sa main, puisqu’il aurait fourni sur le 8 de Pique !), tandis qu’un Trèfle est écarté du mort. Sud présente alors le 10 de Trèfle, qui fait la levée, suivi d’un petit Trèfle, pour le Valet. Si Est fournit au second tour, les Trèfles procureront les quatre levées nécessaires à la réussite du contrat, et si Est défausse, le déclarant ressort du mort à Carreau, pour une efficace mise en main d’Ouest le contraignant à se jeter finalement dans la fourchette à Trèfle. Diabolique !

Avec ces partages favorables dans les noires, Jérôme a perdu 1 imp sur la donne – on a réalisé plus un, au même contrat, dans l’autre salle, où l’entame à Cœur a été prise de l’As. Une perte modeste, mais avec bien des regrets, face à l’espoir d’un substantiel gain de 10 imp.

Une fin de coup magnifique rendue possible par ce refus de prendre l’entame, qui mettait la défense au pied du mur, mais en exerçant sur elle comme une sorte de pouvoir hypnotisant : comment résister à un retour à Cœur, en Ouest, à la vue des trois atouts du mort, pour inciter le déclarant à couper, en le privant ainsi du succès d’une impasse gagnante à Pique ?

Toutefois, que se serait-il passé si Ouest avait contre-attaqué à Pique ?

La ligne gagnante serait devenue plus délicate. Le déclarant se serait probablement plutôt méfié d’une contre-attaque dans trois ou quatre atouts et, pour assurer le coup dans ce cas de figure, il aurait dû abandonner l’idée de pouvoir l’emporter si Ouest avait détenu quatre cartes à Trèfle. Le mieux pour lui aurait-il donc plutôt consisté à appeler le Roi de Pique et à poursuivre par As et 10 de Pique, croqué du Valet – en espérant que les Trèfles n’accrocheraient pas.

Notons qu’il aurait néanmoins existé une ligne de jeu gagnante avec quatre cartes à Trèfle en Ouest (qui, dans cette hypothèse, n’aurait probablement détenu que trois cartes à Pique – oublions le cas de l’As de Carreau sec !) : il aurait fallu appeler le 10 de Pique et éliminer les atouts, au besoin après avoir croqué le 10 de Pique du Valet et tenté une première impasse à Trèfle). Plus risqué.

En conclusion : grand mérite au déclarant d’avoir choisi cette troisième voie qui lui aurait permis de réaliser un coup de la troisième dimension. Elle reposait sur ce bon vieux principe du bridge cher au chien Mazette : l’adversaire a le droit de se tromper, sachons lui en donner l’occasion !

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